LE GANG DU PRISU
Samedi matin.
J’arrive en bolide, un coup d’épaule et je balance mon carton sur le sofa. Il me regarde, ahuri.
– C’est déjà toi ?
– Oui, et maintenant vise.
Je me retourne, je me baisse et, de l’index, je lui montre mon derrière, là où ça s’est décousu. Une vraie catastrophe. C’est Karim qui a placé un boulet terrible au ras de la barre, je me suis détendu comme à la coupe du monde, et là, dans le mouvement, j’ai entendu que ça craquait.
– Tu les prends trop serrés, je te l’ai toujours dit, mais tu n’écoutes jamais…
Évidemment que je les prends serrés, c’est la mode. Je n’aime que les falzars étroits, à la rocker.
Il se fourrage dans les cheveux.
– Faut aller en acheter un, il y a pas de problèmes.
Bien sûr qu’il n’y a pas de problèmes, il ne sait pas plus coudre que moi. Ou alors, faudrait demander à Jeanine. Maman ne sait pas ce que c’est qu’une aiguille, et en plus, elle râlerait, alors c’est vraiment pas la peine.
Il enfile son blouson sport, celui qu’il avait dimanche.
– De toute façon, il faut aller faire les commissions, il n’y a plus rien dans le frigo. Je ne pensais pas qu’il était si tard.
Le supermarket est au bout de la rue, à cette heure-là, il ne doit pas y avoir grand monde. Avec la chance avec moi, je vais me faire offrir des bonbecs ou des malabars.
Peu de monde dans les allées, quelques mémés qui poussent des chariots métalliques : on en prend un, je grimpe dessus et je talonne en trottinette, ça fuse dans les virages, j’adore.
On remplit de spaghettis, de biftecks sous cellophane, une bouteille de Pschitt orange, quatre rouleaux de papier W.-C. rose bonbon et un liquide pour faire la vaisselle dans la joie.
– Les yaourts, va chercher les yaourts.
Voilà les yaourts. J’attrape le paquet, à la cosaque : grimpé sur le chariot qui roule dans la travée, on tend son bras, on se penche et hop, enlevé.
– Viens voir.
Je m’approche. Dans une corbeille-filet, c’est bourré de jeans en soldes. 100 % coton avec des surpiqûres et une petite poche sur le devant. Franck en sort un par une jambe et regarde l’étiquette.
– C’est marqué dix ans, dit-il, tu crois que ça te va ?
Je dis oui mais je n’en sais rien et c’est embêtant parce que s’ils sont trop larges, si ça fait des plis, je les mettrai pas.
– Ça ferme dans cinq minutes, dit Franck, il faut te décider. Essaie-les, il n’y a personne.
Alors ça, je déteste, je déteste totalement. Je peux affronter sans faiblir des tas de types qui me fonceraient dessus, mais l’idée de me trouver en petit slipard dans une allée d’une grande surface avec une satanée vendeuse qui peut surgir à chaque seconde, ça me hérisse tous les poils des jambes.
On en voit tout un groupe qui discute là-bas du côté du rayon des chaussures, elles ont l’air bien occupées.
– Allez, vas-y, dépêche-toi, personne ne te voit…
Il faudrait que je l’essaie, bien sûr, surtout qu’il est bath avec les boutons en cuivre. Seigneur, pourvu qu’il n’y ait pas une mémé qui se pointe avec son petit caddy.
– Tu te décides oui ou non ?
Il s’en fout lui, c’est pas lui qu’on va découvrir les cuisses à l’air dans un endroit où tout le monde est habillé, oh et puis zut !
Zip, une jambe, deux jambes ; vite, vite, la gauche d’abord, la droite, rezip. Ouf, sauvé !
– Fais-toi voir.
Je me tortille pour me rendre compte. Ça a l’air impeccable. La longueur y est et ça serre bien sur les fesses comme les gars des groupes pop.
Franck se met à genoux pour vérifier la longueur. Il fait très mère parfois.
– Ça ne te serre pas trop ?
– Impeccable.
– On prend ?
– On prend.
Il me file une claque dans le dos et voilà l’affaire faite. J’aime bien quand les affaires ne trainent pas.
Dans le magasin, il n’y a plus personne et la sonnerie retentit.
– Bon Dieu, dit Franck, on n’a pas pris de beurre. Cavale, n’importe quelle marque, je t’attends à la caisse.
Je fonce en direction de la crèmerie.
– Prends du sucre, crie-t-il, du numéro quatre.
Pendant que je reviens, il ajoute un sac de patates et un ananas dans le chariot ; et c’est à nous tout de suite, on met tout sur le tapis roulant.
La caissière tape de l’index sur sa machine et, de l’autre main, elle écarte dédaigneusement ce qu’on vient de choisir comme si elle trouvait tout ça dégueulasse. Elle s’arrête sur le papier W.-C. et hurle à sa copine à l’autre bout du magasin :
– Germaine, c’est combien le papier Vécé ?
L’autre grosse blonde rousse hurle encore plus fort :
– Du confortable ou de l’ordinaire ?
Alors je pique ma suée parce que je déteste ça, je sais pas pourquoi, mais je me tortille, tellement j’ai horreur qu’on sache que Franck et moi on ne se sert que du confortable, c’est presque pire que le coup de se déshabiller dans les allées. C’est la pudeur.
– Cinq francs soixante-quinze.
Bon sang, c’est cher le confort, mais il faut ce qu’il faut. Elle ajoute les cinq francs soixante-quinze et, avec un bruit d’usine, voilà le petit papier qui sort : quarante-deux francs quatre-vingt-dix.
Évidemment Franck a oublié le filet et on se coltine tout sur les bras.
Nous voilà sur le trottoir et ça me vient d’un coup. Je m’arrête pile :
– Papa.
– Quoi ?
Bon sang, ce qui arrive est fantastique, comme dans les films. Pourvu qu’il lui vienne pas à l’idée de courir. Je lui fais deux clins d’œil à me craquer la paupière.
– Eh bien quoi ? Parle, qu’est-ce qui t’arrive ?
Je chuchote.
– Mon pantalon.
Ses yeux se transforment en cercles.
– Merde, souffle-t-il, on ne l’a pas payé !
Ce qui m’embête le plus, c’est que j’ai encore les étiquettes qui me battent sur les fesses.
On a bien fait cinquante mètres mais on n’est pas sauvés. J’ai envie de me retourner mais il faut résister parce que c’est comme ça qu’on se fait piquer.
Je lui refais un autre coup d’œil.
– On court ?
Ça a l’air de l’amuser maintenant, il est tout excité.
– Attends qu’on ait passé le tournant, après, on fonce.
J’avance, dégagé, avec l’impression d’avoir trois cents gendarmes derrière moi avec leurs longs bâtons, leurs casques et leur grand grillage. Tous les deux en prison, ça fera du bruit dans le quartier, du coup la mère Carpentier, elle va me saquer.
Bon Dieu, ce qu’il est long ce tournant. C’est Gilles qui va être soufflé quand je vais lui raconter demain que j’ai cambriolé le Mono avec mon père. C’est un peu comme une préparation au coup qu’on va faire.
Voilà le tournant.
– Petit trot, dit Franck.
Je pars à fond de train avec mon ananas, mon quart de beurre et les papiers confortables.
La porte, l’ascenseur, mon cœur va se casser, le bouton, quatrième.
Pendant que papa met le verrou, je fonce à la fenêtre et regarde par le côté pour éviter les rafales de mitraillettes. La rue est vide, on ne nous a pas suivis : le crime paie.
Franck s’écroule sur le fauteuil.
– Bon Dieu, je ne sais pas ce qui m’a pris ! Tu te rends compte si on s’était fait arrêter ? Je vois les titres dans les canards : « Avec son fils (dix ans) il vole des jeans dans les grands magasins. » C’est ça qui aurait arrangé mes affaires pour le divorce ! Tu te vois au commissariat !
Il s’essuie le front, pépé. Il n’a pas de sang-froid, ce sont les nerfs qui craquent.
– Alors pourquoi tu n’es pas reparti payer ?
Il me regarde avec un air idiot.
– Eh bien, ça, justement, je n’en sais rien, je suppose que c’est l’attrait du danger ; en tout cas, je préfère te dire que si jamais, je te surprends…
Ça y est : le sermon. Pour ça, j’ai pas à me déplacer pour écouter le curé de l’église, j’ai tout à domicile. Ce qui est bien, c’est qu’en général, il se fatigue assez vite et qu’aujourd’hui, il ne se sent pas la conscience tellement tranquille. On ne peut pas dire qu’il donne l’exemple. Pour abréger le martyre, je propose :
– On s’offre un apéro ?
Ça c’est tous les samedis midi qu’on fait ça il se tape un whisky (léger) et pendant ce temps, je bois mon Pschitt orange à petites gorgées comme si c’était de l’alcool à 90° très fort.
– D’accord.
J’admire mon nouveau falzar, vraiment terrible avec les coutures. Papa – s’installe son verre à la main, et moi assis à côté de lui. Je pousse son coude avec le mien.
– On est des gangsters, hein ?
Il tire sur sa gitane, et la fumée monte en faisant des S.
– Les meilleurs, dit-il.
Je bois un coup léger de soda.
– Et encore, ce n’est rien, dis-je, tu vas voir dans trois semaines : comme Humphrey Bogart.
Cruyft file le long de la touche, feinte un adversaire, shoote dans la foulée sur l’avant-centre qui contrôle impec de la tête, reprend du pied gauche et marque.
Bon sang, ça c’est du foot. Ah la vache, ça c’est du foot, c’est du sacré foot.
– C’est du foot. Ça c’est du vrai foot !
– Ça va, dit Franck, on le sait que c’est du foot, arrête de bondir en l’air sans arrêt.
1 à 0 après 7 minutes de jeu ! Ça, c’est du foot pas pour de rire, c’est des artistes ces mecs. Je rigole doucement en plus parce que Franck, il est pas jouasse du tout parce qu’il est pour les Brésiliens, lui. Il en est resté à Pelé. Il a une barbe et les pieds plats, Pelé, aujourd’hui.
– Alors, tu vois bien qu’ils sont pas les plus forts tes Brésiliens.
Il grommelle.
– Attends mon petit pote, attends, ce n’est pas fini.
Il admet jamais la défaite ce type. En plus, il n’y connait rien en foot, il discute comme ça, mais la tactique, tous ces trucs-là, ça lui échappe complètement. Quand je vois un match moi, je me demande si, à la place d’être gangster, je ne serais pas ailier gauche. Ça gagne autant et là, en plus, il y a tout ce monde qui vous admire quand on fonce la balle au pied, qu’on drible des tas de mecs, tous dans le vent et plaoutch, un tir dingue dans la lucarne et tout le monde debout qui hurle en agitant des drapeaux « La-Nier ! La-Nier ! » et le speaker tout essoufflé : « Un but splendide de l’extraordinaire Lanier, un des meilleurs ailiers gauches du monde et patati et patata… » Et Franck qui applaudit tout ému, oui au fond, ce serait pas mal ailier gauche.
Attention, un Brésilien déborde, shoote, crac, dans les filets.
– Y est !
Franck hurle, tousse, s’étrangle. Je le regarde avec pitié s’exciter comme un malheureux.
– Il y avait hors jeu, dis-je, ne t’énerve pas.
Il se tape sur les cuisses, il jubile, ignoble.
– Parce qu’en plus, t’es plus fort que l’arbitre, jette-t-il, monsieur a vu un hors-jeu ! Me fais pas rire, tu veux, me fais pas rire.
Je ne dis rien, j’écoute.
« C’est un coup franc pour la Hollande qui va dégager son camp, l’ailier droit brésilien étant nettement hors-jeu sur cette action, et voici Paolo César… »
Franck s’écrase. S’il pouvait m’étrangler maintenant, il le ferait. Il dit des gros mots tout doucement mais je les entends quand même.
C’est un match formidable. Parfois, on fait des bons matchs dans la cour, un jour on a battu ceux du CM2 par 17 à 9, et je suis sûr que c’était beau à voir aussi, mais là, faut avouer que c’est du beau jeu, calculé et scientifique, même plus que nous.
Dix-septième minute. Nieskans récupère, touche du pied, centre sur Cruyft qui se détend comme un élastique et, flaoutch un paquet du gauche en plein dans la cage : 2 à 0. J’en ai les larmes aux yeux de rire. Tout le stade est debout.
– Ridicules les Brésiliens.
– Ferme-la, dit Franck, je vais te briser les os si tu ne la fermes pas.
– Ils peuvent plus gagner, dis-je, les autres vont faire le verrou.
Il me dit qu’il sait ce que c’est, mais je lui explique quand même parce qu’il n’aime pas avouer son ignorance. Il a honte.
J’aime bien regarder le foot à la télé avec lui. On s’assied par terre avec des coussins et on est bien. Seulement, on n’est jamais d’accord. Il dit qu’il a joué quand il était jeune, à Saint-Ouen. Il a même une photo qu’il montre toujours où il est sur le côté avec un short long et une raie sur le crâne qui partage bien droit ses cheveux luisants ; on voit un mur de brique derrière et ça fait misérable, ça fait l’équipe qui perd toujours. Je lui dis pas pour lui éviter de la peine et que, si on le pousse un peu, il va dire qu’ils étaient les meilleurs du monde, mais ils ont l’air minable, et le goal est tout petit avec des oreilles décollées et une tête à ramasser des ballons dans ses buts pendant des siècles et des siècles.
Attention, Nieskans – encore lui – change de pied, feinte de corps, sprinte, shoote, but, Ouaaaaaais ! C’est la déroute brésilienne, ils ont l’air aussi battus que l’équipe de Saint-Ouen.
Franck s’est effondré, on dirait que je suis à côté de mon arrière-grand-père.
Il a un sursaut.
– C’est pas fini, dit-il, ils se sont fait cueillir à froid. Attends la réaction.
Je lui fais remarquer qu’au bout de quarante-trois minutes de jeu, ils devraient être chauds, mais c’est pas la peine de discuter avec quelqu’un de mauvaise foi.
Pendant la mi-temps, je goûte. C’est un réflexe chez moi, j’aime bien me taper mes quatre carrés de choc et ma banane pendant que les musiciens défilent sur le stade en jouant des airs idiots. Lui, il ne goûte pas mais il se ronge les ongles. Dure journée pour le père : piqueur de falzar le matin, le Brésil qui s’écroule l’après-midi, ça lui fait beaucoup à encaisser.
– Remarque, dis-je, ils perdent mais c’est quand même des assez bons joueurs.
Il rit et met ses doigts dans mes cheveux. Je lui ai remonté le moral.